Safety First
Tous ces dispositifs qui longent notre chemin quotidien pour nous faire croire que, face à un imprévu – une pandémie, un accident, un attentat ou une catastrophe naturelle – nous aurions des équipements pour nous sentir moins impuissants.
La dernière mode étaient les défibrillateurs cardiaques. Chaque lieu public qui se respecte affiche désormais l’emplacement de cet appareil qui peut sauver la vie d’une personne en arrêt cardio-respiratoire – si et seulement si l’appareil est en bon état et s’il se trouve une personne à proximité qui sache le manier. Mais pour un peu plus d’un millier d’euros de prix d’acquisition pour le modèle de base, voilà encore un équipement supplémentaire pour donner l’impression au citoyen lambda que la main publique veille à son bien-être en cas de pépin. Il s’ajoute aux nombreux extincteurs, détecteurs de fumée ou de monoxyde de carbone, aux portes coupe-feu, sirènes, systèmes d’alarme, caméras de surveillance, télé- phones rouges et autres signalétiques aux couleurs criardes (faites pas ci, faites pas ça, quittez le lieu, coupez le moteur...) qui longent notre chemin quotidien pour nous faire croire que, face à un imprévu, un accident, un attentat ou une catastrophe naturelle, nous aurions des outils pour nous sentir moins impuissants.
Pourtant, aujourd’hui plus encore qu’il y a quinze ans, l’homme est nu face au destin: on peut détourner un avion avec un cutter et le transformer en bombe en le jetant dans une tour; on peut faucher aveuglément des vies humaines avec un camion que personne ne soupçonnait arme; on peut tirer dans la foule sans crier gare ou égorger à l’arme blanche dans une église; un vent de panique dans une foule festive suffit pour qu’on meure suffoqué – autant d’horreurs humaines où aucun de ces appareils futiles ne pourrait changer quoi que ce soit.
Mais la catastrophe peut aussi être naturelle: glissements de terrain, inondations, sécheresses ou feux engloutissent si rapidement des vies ou au moins des certitudes qu’aucune bombonne d’extincteur ne peut changer le cours des choses.
Et pourtant, le marché des équipements et des services de sécurité est en pleine croissance, les normes évoluent rapidement et les conventions sociétales imposent un suréquipement aux ménages et aux politiques. «Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne», dit la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Pour garantir au mieux cette sûreté, les citoyens européens ont délégué leur souveraineté (Hobbes) et le monopole de la violence (Max Weber) à l’État qui aligne armée, police, service de renseignements, prisons, hôpitaux et équipements mécaniques ou technologiques. Parfois, pour contrer la peur ambiante, cet État en fait trop dans le contrôle et la surveillance et se laisse entraîner dans la surenchère de dispositifs devant garantir les droits des citoyens, mais qui, au contraire, les restreignent, envahissent leur vie privée.
Dans son Atlas de la sécurité, la société française En toute sécurité affirme que, sur les vingt dernières années, la croissance du marché de la sécurité a toujours été trois ou quatre fois plus rapide que celle du reste de l’économie et promet que dans les années à venir, les secteurs les plus dynamiques seront les drones de surveillance, la cybersécurité, la vidéo- et la télésurveillance résidentielles. En 1970 déjà, André Heiderscheid avait défini les Luxembourgeois comme «un peuple épris de sécurité»: ils cumulent polices d’assurance, systèmes d’alarme et autres gadgets devant rassurer au moins leurs aspirations matérialistes face au vide existentiel de la condition humaine.
Dans un de ses remarquables petits essais, Qu’est-ce qu’un dispositif? (Payot & Rivages, 2007), le philosophe italien Giorgio Agamben, en se référant à Foucault, définit le dispositif comme «tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants». Dans ce sens, ces équipements de sécurité insignifiants, dont l’absurdité s’efface désormais de notre champ de vision, sont sans conteste des dispositifs. Nous ne les remarquons plus, mais leur simple présence nous rassure. Agamben: «Il ne serait sans doute pas erroné de définir la phase extrême du dévelop-pement du capitalisme dans laquelle nous vivons comme une gigantesque accumulation et prolifération de dispositifs».
josée hansen
texte paru dans d’Lëtzebuerger Land du 5 août 2016